Ce Privilège Dont J’aimerai Vous Parler !

« Tu l’as ! le nerf est attaqué ici. Tu vois cette image, c’est un nerf normal. Voilà le tien, il est plus élargi, l’angle est obtus. »

Il me le jeta au visage sans aucune émotion. C’était comme si, il l’a fait maintes fois dans sa vie, on dirait une routine qui a fini par s’installer chez lui. Pour lui je n’étais qu’un numéro sur sa liste de patients. En voyant sa nonchalance, je ne me suis vraiment pas rendu compte de l’impact de cette nouvelle sur ma vie. Il me parla du plan d’attaque et me laissa plein de consignes.

Je me dirigeai donc vers la porte, l’ouvris et me retrouva dans la rue. Libre enfin, libre de l’odeur des antiseptiques et stérilisants, libre de la vue des machines qui ont torturé mes yeux pour deux bonnes heures. J’étais libre, libre dans mon être, libre de pouvoir ne pas penser. Le soleil était si haut, et la lumière tourmentait mes yeux bourrés de produits chimiques. Je mis ma main au front, essayant tant bien que mal de couvrir mes yeux, d’éviter la lumière tout en ayant les yeux ouverts. J’étais venue pour une simple visite de routine. Juste ça : pour enfin satisfaire Maman. Oui, j’ai vu le docteur. Rien de mieux, bien sûr, mais rien de pire : tout ce qu’on espère, non ? Ça doit paraitre plutôt irresponsable pour moi de voir la situation comme telle.

Voilà. Je suis née avec la cataracte, une maladie des yeux. Elle peut être enlevée par une simple chirurgie si on la détecte tôt.  Aussi, il se trouve que je suis née dans une Guinée qui se cherche. Guinée, guineac’est une nation de onze millions d’âmes dont la majorité vit sous le seuil de la pauvreté. Guinée, c’est aussi la nation ou le primordial est un privilège, une nation dont les institutions éducatives et sanitaires laissent à désirer. Oui, c’est dans cette guinée que je vis le jour, un beau jour de mercredi. Fille, environ quatre mille cinq cent grammes, bien portante. Dès ma naissance, Papa se convertit en photographe attitré. Des photos de partout, dans la bassine à laver, avec deux dents, prête pour la maternelle… Il comptait immortaliser chaque moment. C’est dans ces lots de photos vivides que je me retrouvais, en couche, les yeux bandés, des tuyaux, reliés à des seringues, reliés à des poches d’un liquide transparent. Il y’avait Papa qui essayait sans succès de couvrir la préoccupation par la détermination. Et Maman, les yeux gonflés qui, de son coté, imaginait l’amplitude de ma souffrance.

« La chance ! Elle avait onze mois, et j’ai remarqué sa manie de toujours fermer un œil quand elle regardait quelque chose. C’est comme si, elle ne voyait pas, et qu’elle s’efforçait. » C’est maman qui l’a détectée. Mes parents se mirent donc à l’attaque : Freetown, Bamako, Sénégal, Allemagne…. Aucun pays n’était inatteignable, aucune route impossible. Après deux opérations chirurgicales, l’implantation de lentilles, ils se mirent en accord avec la réalité : ils n’ont pu sauver qu’un œil, l’autre est condamné à jamais. Mais ça aurait pu être les deux, j’aurai pu être aveugle. C’était ça le miracle : la vision, aussi faible qu’elle soit est toujours mieux que rien. Mes parents le comprirent et se trouvèrent une nouvelle mission : faire tout pour préserver cet œil qui me restait.

Ma sentence fut des lunettes. Je les détestais quand j’étais petite. Plusieurs paires furent cassées par accident, par dépit, quoique ! Je détestais à chaque fois qu’on m’appelait « gnaari docteur ». Ou ce moment où, après avoir essayé mon meilleur pour déchiffrer les mots au tableau, je me trouvais dans l’obligation de demander à mon voisin. Il me fallait un effort surhumain pour demander à être assise en avant dans chaque classe, juste à quelques mètres du tableau parce que « je ne voyais pas bien. ». Les autres y voyaient une certaine forme d’arrogance. Mais pour moi, ça ne l’était pas naturellement, ma faible vision ne me permettais pas de bien lire en étant loin du tableau. Je ne voulais plus m’excuser de manquer  nos séances de lectures nocturnes du coran à chaque fois qu’il n’y avait pas d’électricité. Maman trouvait que la lumière de la lampe était sombre. Papa agréait, et je jouissais d’une exemption empoisonnée.

Maintenant que j’y pense, je crois que c’est plutôt un refus d’accepter la réalité. Je refusais d’accepter le « Tu ne vois pas bien. ». Ce refus de l’acceptation m’a poussé il y’a quelques temps, à prendre la voiture pour me rendre quelque part. Il pleuvait fort, si fort, et quand j’y repense je me dis que seul Dieu a pu aider durant ce périple et a fait en sorte que je retourne indemne à la maison. Sur la route, je ne voyais pas bien, à peine si je pouvais distinguer les objets et obstacles. Jusqu’à ce jour, je me dis que le miracle c’est de n’avoir pas cogné quelqu’un. Un miracle. Têtue, je le suis, j’ai donc réussi à ramener la voiture à la maison. Je me rappelle d’une conversation avec Papa ou je lui racontais les difficultés que j’ai eu durant ce trajet en voiture, il était noir de colère. Fâché, il l’était ! Mais lorsqu’il m’a lancé le « tu sais que tu ne vois pas bien », fâchée je l’étais. Je n’entendis plus rien, juste les rages d‘un homme. Avec du recul, je comprends mieux sa colère, je le vois entrain de m’imaginer dans un accident alors que j’aurais pu attendre que la pluie diminue.

Ici, assise, je me rends compte que jamais je n’avais couché de tel mots sur une feuille blanche, jamais ! La raison est pourtant simple, je ne suis pas infirme. Toute ma vie, je ne me suis jamais vraiment demandée jusqu’où l’on peut voir. Ce qui me permets de prendre de la joie dans le minimum, comme quand je me vois au milieu de la classe, capable de prendre mes notes sans difficultés. Ce plaisir de pouvoir aller dans un aéroport et lire le tableau d’affichage. J’arrive le plus souvent en jouant la nouvelle carte dont je me suis trouvée : mon téléphone. Maintenant, plus questions d’expliquer à l’autre que je ne vois pas bien malgré des lunettes. Non, il suffit juste de prendre une photo et de zoomer à ma guise.

Il m’arrive d’être tentée au laisser-aller. Par exemple le fait de refuser de mettre les gouttes aux yeux (mon opinion sur les produits chimiques sur l’être humain sera l’objet d’un autre billet). Et le plus souvent, ça ne me réussit point. La voix de Maman est là, plantée : « Tes oncles et tantes, ton père et moi, toute la famille a contribué pour les soins de tes yeux. Maintenant que tu es capable de t’en occuper, tu n’as pas le droit de faire autrement »

Je suis aussi tentée à poursuivre la redaction de ce billet, malgré le fait que je n’ai rien à dire, mais est-ce nécessaire ? D’ailleurs, aurai-je le courage de le partager, d’exposer ce moi à l’autre ? Mais est-ce vraiment moi ? Est-ce mon combat ? Non, je ne le pense pas. Ce que ce docteur m’a dit est l’une de ces nouvelles que Maman n’aurait jamais voulu entendre dans sa vie. Mais, au fait, je me suis encore tournée vers elle après ma visite médicale. Après que je lui ait raconté l’histoire, sa première réaction fut. « C’est quoi le traitement ? » Elle se mit à faire des recherches en refusant de croire que le combat était perdu. Pendant qu’elle s’y attèle toujours, sa croyance et sa foi m’aident à croire que rien n’est encore perdu. J’ai décidé d’affronter un de mes monstres : avouer ma passion pour l’écriture. Avant ce jour, je me voyais avec un plan, des études, une carrière, et une famille. Une vie remplie à la poursuite de mes rêves  jusqu’à la mort. Maintenant, je me rends compte qu’il se peut que dans 10 ans, je perde la vue, ou la vie, ou autre choses encore. Il se peut que je perde l’envie d’écrire. Dans dix ans, dans quinze ans, il se peut qu’un fou lance la bombe d’Hydrogène et que cette terre ne soit plus. Je me suis donc dis, pourquoi attendre ?

Pourquoi attendre ? Je n’ai plus le droit d’attendre. Je ne peux plus attendre pour réaliser et accepter que « je ne vois pas bien » et que j’ai l’ultime devoir de le garder tel. Il ne s’agit pas de moi, il s’agit de la femme qui est la plus forte personne que j’ai eu à connaitre. Ici, il s’agit de son combat, pas du mien. Loin de moi l’idée de passer pour une femme forte et battante, car la vérité est que j’ai eu ce privilège de ne jamais me battre car mes parents l’ont fait pour moi. Ils se sont battus, corps et âmes, pour que j’ai ce privilège.

C’est de ce privilège dont j’aimerai parler. Je me sens privilégiée lorsque je sais qu’il y’a des aveugles, des boiteux et des amputés. Je me sens privilégiée lorsque je sais qu’il y’a des filles plus jeunes que moi se trouvant dans l’obligation de donner leur virginité. Les unes violées, les autres prostituées, pendant que d’autres sont vendues par des parents qui ont faims. Il y’a des déplacés et des réfugiés qui fuient les balles pour sauver leur vie. Je n’ai pas le droit de me considérer victime quand ce monde est au milieu d’un siècle aux avancées technologiques les plus folles. Il s’agit d’un devoir d’accepter.

Je ne vois pas bien, c’est vrai, mais c’est aussi l’un de mes plus précieux privilèges et forces !

J’aimerai voir le verre à moitié plein, et toi?

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